Il aime les épanchements, Siggy. Il aime quand ça déborde. Rien ne l’égaye plus que la vue du sang qui, pareil au magma d’un volcan, zigzague en coulées épaisses tout autour de lui. Il aime se sentir piégé par ces litres de sève odorante et rouge dans lesquels il lui arrive parfois de tremper un doigt. Juste pour goûter. Il se croit tout seul, Siggy, dans la chambre noire de sa folie. Il ne voit pas les rats qui grouillent dans les ténèbres compacts, attendant leur heure comme on lorgne sur les miettes d’un succulent repas. Non, Siggy ne voit rien et n’entend rien, cloîtré dans son pourpre délire. Mais moi, moi je vois tout. J’entends tout. Les respirations cadencées, les exultations désespérées. Les plaintes et les lamentations. Les clameurs et les murmures. Les secrets. J’aime les secrets, comme on chérit des souvenirs, j’aime me les susurrer moi-même à l’oreille, la nuit. C’est rassurant, les secrets. Parce que c’est ce que j’ai de plus impénétrable. Ils sont cette partie de moi qu’on ne peut me dérober, tant que je la tairai.  
Siggy n’a jamais su, pour les fois d’avant. Il ne me le demanda jamais, et je ne vis aucune raison de l’en informer. « Sol’ ! Remonte te coucher ! » Ses yeux roulent follement dans ses orbites, passant d’elle à moi, de moi au sang dans lequel il patauge. Toute grâce le quitte, il est vilain Siggy quand il est pris en faute. Il détruit toute son œuvre en rampant vers moi, tandis que sa lippe tremblante tente, sans succès, de justifier l’indicible. Sa grosse main poisseuse se referme sur ma cheville, et je vois, trop tard, l’éclat insensé qui perce son regard de dément. Je perds l’équilibre et tombe, tandis qu’il m’attire à lui.
« Solveig, Sol’... pourquoi m’as-tu suivie ? » Mon aphasie m’empêche de répondre, m’empêche de parler. Je suis séquestrée par mon propre silence. Mais il existe tant d’autres façons d’exprimer. Il frémit quand ma main caresse sa joue. Il est vilain Siggy, quand il se sent coupable. La face brisée de celui qui souffre milles morts, vacillant au bord de l’abysse monumental au-dessus duquel il se retrouve en équilibre, il se met à ramper, comme un gros serpent et colle son front moite contre le mien. Fais-moi confiance, Siggy. Il est si proche que nos haleines se confondent. Et je sais qu’il sent ma faim, là, qui palpite sous ses doigts qui meurtrissent mon cou.  Et je vois, dans le noir de ses iris, les tentacules vicieuses de la déraison se frayer un chemin jusqu’à moi. Je sens, enfin, la vie et la mort qui fusionnent et procréent, donnant naissance à cette créature putride et malicieuse, qui me possède depuis lors. C’est la graine du mal, qu’il me transmet. Il en est conscient, je vois son impuissance se débattre derrière la porte close de ses pupilles. Cruelle destinée, celle du monstre qui trouve en lui la force d’assumer sa nature à l’instant même où il la perd.
Il est beau, Siggy, quand il accepte. Tout est dit, il s’enfuit déjà, tout au fond de son propre crâne. J’ai six ans, mais je me souviens de cet instant, précis, où j’ai vu mon frère me délivrer et prendre ma place. Jusque là, ça avait été moi, l’emmurée vivante. Pour la première fois, à cette occasion, je formulais mes premiers mots.
« Merci, Siggy. »

Sur le ciel anthracite de l’aube, qui déjà se déchire à l’est sous la morsure d’un soleil vindicatif, se détache cette étrange potence au bras décharné. Voyez-vous ce pendu qu’y s’y balance, comme bercé par les psalmodies d’un vent volubile ? Voyez-vous comme il danse, ce cadavre volant ? Entendez-vous le chant nasillard de la corde qui accompagne ce morbide ballet ? Au piloris de la bien-pensance, c’est moi que vous contemplez. J’oscille dans un balancement régulier et lascif. C’est une douce récurrence, comme le mouvement des bras en berceau d’un père qui console, comme la caresse dans les cheveux d’une mère qui veille sur le sommeil de l’enfant. L’apathie succède à la somnolence. L’acceptation succède à la résignation. En arrière-plan, on devine la multitude. C’est un champ de potences difformes qui jailli de terre, pointant de leurs doigts crochus et menaçants la quiétude du Ciel, qui se teinte soudain de rouge, comme en réponse à ses inadmissibles blasphèmes. Le sang appelle le sang. Le Champ des Condamnés s’en abreuve, ouvrant grand sa gueule décomposée par la souffrance et la putréfaction en un cri silencieux. Et ma potence s’allonge, s’étire, comme un prolongement de ma propre haine, vers ce Ciel, ce traitre. Si ma gorge n’était pas nouée si fort, je vomirais cette rage, j’expulserais cette graine du mal qui se loge dans mes entrailles. Au lieu de cela, j’étouffe, je suffoque. Même dans la non-vie, le manque d’air est un supplice.

Cauchemar.

Dans l’embrasure de la porte, un flot de lumière trop vive se déverse. Une silhouette s’interpose.

« Maman ?
- Elle est partie. Ils sont tous partis. Il n’y a plus que toi. Toi et moi. »

Toi, moi et les rats.

Ils pensent que les rats me suivent. N’est-ce pas plutôt l’inverse ? Au fond, ça importe peu car là où l’on trouve les rats, on me trouve moi. L’inverse est vrai aussi. Ce n’est pas de l’amour, ni même vraiment de la fascination. Doit-on aimer les hommes pour se réclamer légitimement de l’humanité ? Rien n’est moins certain. Moi, je crois à la puissance des contes pour expliquer ces choses-là, parce qu’il faut bien parfois injecter de l’invraisemblable au réel pour lui donner du sens. Celui qui suit, c’est mon préféré. Il n’y a peut-être pas de hasard là-dedans.



Le Joueur de Flûte - Les frères Grimm

« La vie était facile pour les habitants d'Hamelin en Allemagne. Les pauvres n'étaient pas trop pauvres, et les riches avaient beaucoup plus que nécessaire. Au lieu d'être contents, ces gens se montraient égoïstes, et ne pensaient qu'à festoyer. Les parents trouvaient que les enfants leur causaient trop de soucis. C'est alors qu'un horrible événement eut lieu à Hamelin...
En cette veille de Noël 1283, les habitants étaient en pleins préparatifs de la fête. Partout on pouvait humer les effluves de jambons et de dindes en train de rôtir, de gâteaux et de tartes en train de cuire. Au milieu de tout ce remue ménage, personne ne remarqua un rat qui se faufilait à travers les portes de la ville. Il fut suivi d'un autre, puis d'un autre.
Au bout de cinq minutes, il y avait une centaine de rats, au bout d'une heure ils étaient plus d'un millier. Et bientôt, la ville entière fut envahie. Les rats se glissaient sous les portes, grimpaient le long des gouttières, et tombaient en grappes dans les cheminées. Les gens essayèrent vainement de sauver quelque nourriture, mais les rats dévoraient tout. Bientôt il ne resta plus rien des préparatifs de la fête.
Au matin de Noël, les rats étaient partout : dans les armoires, sous les lits, dans les chaussures, et jusque dans les berceaux. Épouvantés, les gens se rendirent à l'Hôtel de ville pour demander au maire de faire quelque chose. Lors d'une réunion d'urgence, le maire et ses conseillers mirent au point un plan à base depièges et de poison pour débarrasser Hamelin des rats. Hélas, les rats se montrèrent si malins et si vigoureux qu'ils évitèrent les pièges et dévorèrent le poison comme si c'était du sucre.
Le troisième jour, il n'y avait plus rien à manger. Alors les rats dévorèrent les oreillers, les livres,les chaises et les tables Ils poursuivaient les chiens et tuaient les chats. Ils mordaient les gens dans leur lit, et personne ne pouvait plus dormir. Celui qui voulait s'habiller découvrait des rats nichés dans ses chaussures. Désespéré, le maire décida finalement d'offrir mille pièces d'or la personne qui pourrait débarrasser la ville de ce fléau.
Le quatrième jour, un étranger arriva à Hamelin et demanda à voir le maire :
« J'ai entendu dire que vous offriez mille pièces d'or à celui qui délivrerait la ville de ses rats.
Le maire demanda :
- Cela est vrai, mais qui êtes vous ?
- On m'appelle le Joueur de flûte. Je sais comment vous aider.
- Très bien, acquiesça le maire, si vous pouvez nous débarrasser des rats, vous toucherez la récompense. »
L'étranger quitta l'Hôtel de ville et se dirigea vers la place du marché. Il commença à jouer une étrange mélodie sur une simple flûte en bois. Dès les premières notes, les rats cessèrent de manger pour écouter la chanson du Joueur de flûte. Puis, d'un même mouvement, tous accoururent des ruelles, détalèrent des maisons, et s'élancèrent hors des boutiques pour venir se rassembler autour de lui.
Bientôt, la place du marché fut envahie de centaines de milliers de rats. Jouant toujours, l'étranger se mit à marcher à travers la ville. Les rats le suivirent et franchirent derrière lui les portes d'Hamelin.
Lorsqu'il atteignit les berges de la rivière, le Joueur de flûte s'immobilisa sans cesser de jouer de son instrument. Poursuivant leur galop, les rats se précipitèrent dans la rivière. Quand l'homme arrêta de jouer, tous les rats d'Hamelin sans exception avaient été engloutis. Les gens se mirent à chanter et danser de joie, les cloches de la ville carillonnèrent à toute volée.
Mais tout le monde avait oublié le Joueur de flûte, et lorsqu'il réapparut aux portes de la ville, le sourire du maire s'effaça.  
« J'ai tenu ma promesse, dit l'étranger, veuillez me donner les mille pièces d'or.
- Ah ! répondit le maire, vous voulez dire les cinquante pièces d'or. Tenez, les voici.
- Nous étions d'accord pour mille, pas pour cinquante, répartit le Joueur de flûte, ne manquez pas a votre promesse.
- Vous croyez que nous allons vous donner mille pièces d'or pour avoir joué un petit air de rien du tout sur votre flûte ? Cela ne vous a guère demandé de travail. Je vous offre cinquante pièces d'or, c'est à prendre ou à laisser !
Le Joueur de flûte fixa froidement le maire
- Vous allez regretter ceci », dit-il, et il le quitta sans prendre la récompense.
Les semaines passèrent et la vie reprit à Hamelin, comme avant. La ruse du maire avait fait économiser mille pièces d'or à la ville, et c'est le seul souvenir que les gens gardaient du Joueur de flûte.
Mais un matin, les habitants entendirent les doux accents d'une flûte, et ils comprirent que l'étranger était de retour. Comme il jouait son étrange et merveilleuse mélodie, tous les enfants d'Hamelin se rassemblèrent autour de lui en chantant, riant et dansant. Leurs parents tentèrent de les retenir, mais ils étaient sous le charme de la musique du Joueur de flûte. Sans la moindre crainte, les enfants suivirent l'étranger. En procession, ils franchirent le pont sur la rivière et disparurent derrière les montagnes. Ni le Joueur de flûte ni les enfants ne réapparurent jamais à Hamelin.
Mais depuis ce jour là, lorsque le vent souffle de derrière les montagnes, l'on peut entendre des rires d'enfants heureux. »


Épilogue -

Un jour, le Joueur de flûte revînt. Lorsqu’il promit de chasser le Mal de la ville qui l’avait invoqué, on lui fit confiance. Et on avait raison. Il joua, joua... un Requiem pour un Rêve. Et le Mal fut englouti. Le conte se répète, et seuls ceux qui ont l’ouïe assez fine distingue, derrière les cris et les sanglots, l’enivrante berceuse de la perdition... Enfin, seuls ceux qui suivront les rats, seront épargnés.