Sometimes I remember the darkness of my past
Bringing back these memories I wish I didn't have
Sometimes I think of letting go and never looking back
And never moving forward so there'd never be a past
Linkin Park@Easier to Run
Le feu passa au rouge. La pluie ruisselait sur son parapluie déployé au-dessus de sa tête. Lorsque les premières voitures s’arrêtèrent au passage piéton, elle s’empressa de faire claquer ses talons sur l’asphalte trempé. Élancée, assurée, elle marchait avec une élégance désinvolte, les yeux rivés sur l’entrée d’un gratte-ciel à l’architecture trop moderne pour être appréciée. L’hôtel était neuf. Un monument d’art contemporain. Le portier la salua avec un sourire poli et lui tint la porte alors qu’elle se débarrassait de son parapluie mouillé, éclaboussant au passage ses escarpins noirs. Des vieilles se trémoussaient au bras de gigolos, des couples se promenaient en silence, pendus à leur téléphone portable, aucun enfant. Non. Elle secoua la tête et se dirigea vers la réception où, de sa voix claire mais brisée, elle demanda la chambre d’un monsieur quelque chose. Elle dévoila ses dents dans un sourire respectueux une fois le numéro délivré, passa la main dans ses cheveux sombres et se dépêcha d’attraper un ascenseur. Les chiffres défilaient. L’hôtel était d’un faste indécent. Cette boîte de ferraille était bien trop grande comparée aux sinistres cabines dans lesquelles elle était déjà montée. De celles qui se bloquaient sans crier garde, dans un grincement angoissant. De celles où l’appel d’urgence ne fonctionne pas. Elle n’aimait pas tellement les ascenseurs, et dut retenir un soupir de soulagement quand les portes glissèrent sur un couloir désert. Des tableaux suspendus aux murs, un silence de mort, d’autres chiffres pendant aux portes. Elle les observait avec minutie et, dans le fond, trouva la chambre qui l’intéressait. Avant de frapper, elle sortit de son sac à main un miroir de poche : le maquillage était impeccable. Elle passa un doigt sur le coin de ses lèvres, leva légèrement le menton. Un sourire sur son visage émacié.
Deux coups contre la porte. Un troisième. Elle tendit l’oreille.
Une voix bourrue gueula un
« ouais ». Quelque chose cliqua dans la serrure magnétique, la poignée bougea une fois, maladroitement, puis le battant s’ouvrit sur un homme débraillé, la cinquantaine ; il sentait la clope. Son regard bovin la toisa de haut en bas.
« Je vous attendais, » qu’il dit, en s’écartant du passage. La suite était impeccable, comme si personne n’y vivait… deux valises par terre, remplies, et une veste sur un dossier de chaise. Un ordinateur portable se mit en veille, sur le bureau.
« Je vous offre à boire ? » Ah, oui. Elle repéra le minibar, dans le « salon ». L’écran plat diffusait un match de basket-ball, mais le son était si bas que les voix des commentateurs n’étaient pas audibles. On entendait plus distinctement les klaxons des voitures passant à l’extérieur. Elle refusa de la tête et retira son imperméable sombre.
« Posez-le là-bas, la chambre est de ce coté. » Lui, en revanche, ne lésinait pas sur le whisky. Sans doute une très bonne bouteille, étant donné la précision de ses gestes et l’œillade étonnée qu’il accorda à l’étiquette. Deux portes coulissantes entrouvertes donnaient en effet sur un lit spacieux. La baie vitrée dévoilait l’agitation d’une ville nocturne, celle qui ne dort jamais. Les lumières, le trafic. Elle l’entendit entrer après avoir déposé sa pochette sur la table de chevet – son cœur manqua un battement. Elle déglutit.
« J’ai investi dans ce truc. Tout ça, dit-il en désignant la pièce d’un mouvement brusque,
m’appartient quasiment. » Elle se força à sourire. Il était probablement déjà saoul avant qu’elle n’arrive, son haleine chargée d’alcool la dégoûtait.
« Vraiment ? » Murmura-t-elle, ingénue.
« Ouais, qui aurait pu croire que ça rapporterait de financer ce scanner à la con hein ? » Personne, c’est certain. Il passa une main dans son dos, l’invita à s’asseoir sur le lit, s’empara presque impérieusement de sa cuisse. Et ses lèvres humides se collèrent contre son cou. Il ne voyait pas sa mine révulsée, ses yeux se lever au plafond. La main s’était glissée sous sa robe noire, remontait le long du collant opaque, affolée par l’envie pressante qui gonflait son pantalon. Elle réprima un frisson de dégoût, les yeux rivés sur le plafond comme une prêtresse soumise implore le divin. Un léger coup d’œil à sa pochette la dissuada de jouer les mijaurées plus longtemps, elle le laissa franchir la limite sans chercher à le ralentir et s’allongea sur le moelleux matelas quand ses gestes se firent plus insistants, quand ce corps suintant les relents de solitude alcoolisé, malgré l’alliance qui sciait son annulaire, vint s’écraser contre elle. Le porc attendait. Et elle s’exécuta, débouclant lentement la ceinture qui retenait l’écœurante panse. Il s’empara de sa bouche, fourrant sa langue à l’intérieur de sa gorge comme un animal en manque – merde, il était excité. Trop à son goût. Elle se libéra de son étreinte, la commissure des lèvres barbouillée de rouge.
« Où tu vas ? Beugla l’autre,
reviens là, salope ! » Mais elle s’était déjà réfugiée dans la salle de bain, l’abandonnant sur son lit, la braguette défaite et la main dans son froc. Seule, elle essaya tant bien que mal d’éviter l’immense miroir – ce reflet échevelé n’était pas le sien. Dans le creux de sa main droite, une seringue vide. Elle l’avait discrètement dégainée pendant qu’il avait la tête fourrée entre ses seins et il n’avait même pas senti la piqûre. Elle cassa le tube et l’aiguille, les jeta dans les toilettes et en dépit de son indifférence apparente, elle ne put s’empêcher de dégueuler ses tripes, elle aussi, dégoûtée par cette langue, ces mains, cette moiteur. Lorsqu’elle sortit enfin, il dormait. En apparence. Elle contourna doucement le lit, le jaugea d’un regard froid et récupéra sa pochette. Un sourire carnassier étira les lèvres peinturées.
Parce qu’elle est un il.
Sous l’épaisse couche de maquillage qu’une starlette de reality show n’aurait pas renié se dissimulait la mâchoire carrée d’un homme concentré. Le noir de la robe courte amincissait les larges épaules masculines, mais la masse inerte savait, ce n’était pas le problème. Hijo de puta. Il chaussa hâtivement les talons et partit récupérer son manteau dans le salon. Puis il sortit de l’hôtel comme si de rien n’était, sans que personne ne le remarque. Il connaissait son rôle jusqu’au bout des ongles (vernis pour l’occasion). Un taxi l’embarqua. Les lumières de la ville défilaient sous ses yeux et, inconsciemment, il passa plusieurs fois la main contre son cou léché par l’immonde langue de ce connard. Le chauffeur le – la – déposa à la sortie de Manhattan et disparut dans l’obscurité. Le lieu n’avait pas été choisi au hasard, ce coin-là était relativement peu fréquenté à la tombée de la nuit. Un quart d’heure passa. Perché sur des talons trop hauts, frigorifié dans des vêtements trop fins, il se balançait d’un pied à l’autre en attendant dans la nuit.
Un 4x4 noir, les phares éteints, s’arrêta devant lui. Quelqu’un ouvrit une portière dès que le moteur se tut. Il s’engouffra à l’intérieur du véhicule, son sac à main fermement pressé sur ses genoux, contre lequel ses doigts tapotaient fébrilement. Le visage anguleux et marqué d’un homme aux tempes grisées se tourna vers lui, le dévisageant avec un sourire narquois. Sa main gantée de cuir était toujours posée contre le volant.
« Il est mort ? » Demanda-t-il après un moment de silence. Le ton était autoritaire, glacial, il n’évoquait qu’un morceau de viande inerte, moisi, à quelques kilomètres de là. Peut-être que la répugnante carcasse avait été retrouvée, peut-être qu’un flash info diffusait déjà la tronche de ce porc dégueulasse dans les médias locaux, sur les chaînes de télévision, criant déjà à l’homicide, à la préméditation, au complot.
« Dans sa suite, comme prévu, » répondit la créature d’un soir en tirant nerveusement sur un pan de sa robe.
« Parfait, on s’occupera du reste. Tu as la vidéo ? » Il ne put s’empêcher de glisser une œillade amusée aux faux ongles de son employé, lorsqu’il lui tendit sa pochette.
« Ça t’a plu ce déguisement ? » Le silence gêné de son passager le fit éclater de rire.
« C’est un rôle de composition… T’es presque excitante. Ce pauvre Andrew. Il a toujours préféré les putes à queue à sa femme… Mais il nous emmerdera plus. (Il marqua une pause songeuse, sans doute soulagé de se débarrasser de ce vieux con à l’argent aussi dégueulasse que sa vie privée.)
Descends. » Le conducteur redémarra la voiture, mais son voisin – ou voisine, l’illusion commençait à prendre – lui jeta un regard oblique.
« Pour que je me trimballe comme ça jusqu’à Brooklyn ? Le plan était assez foireux… » Pas de protestation, pas d’indignation. Juste de la fatigue. De la lassitude. Le conducteur ne riait plus. Ennuyé, il dégaina un revolver muni d’un silencieux et le braqua sous son menton, tout contre sa pomme d’Adam.
« Démerde-toi, je suis pas chauffeur. Descends. Ou c’est avec une jambe en moins que tu feras le trajet. » Silence.
« Tu as pris ton pied avec cette idée. Tu me baiserais, hein. » Souffla-t-il, faussement sensuel. Ils croyaient le manipuler, ils croyaient le tenir en laisse. Le conducteur blêmit. Il connaissait sa réputation et le savoir si calme, si maître de lui-même avec cet accoutrement ne présageait rien de bon pour lui.
« Dégage. » Et il eut beau ouvrir la portière, s’éloigner de quelques mètres, il sentit le canon de l’arme pointé sur sa nuque jusqu’à ce que la voiture démarre en trombe et se fasse engloutir par les ténèbres dans un crissement de pneus.
Connard de merde, pensa-t-il. Les rues étaient sombres, ses escarpins l’empêchaient de marcher correctement et il était affamé. Il portait une putain de robe, une invitation au premier queutard du coin. Pourquoi ne lui avait-il pas logé une balle entre les deux yeux au moment où la porte s’était ouverte. Pourquoi avait-il attendu d’être assis sur ce lit, à sentir cette main courir sur ses jambes, cette langue goûter sa peau. C’était le contrat. Et l’envers sordide du décor, l’engrenage rouillé d’un scandale sexuel se mettant en marche : Andrew Cartwright, foutu arriviste obsédé par la politique, clamait depuis des mois qu’il bousculerait l’ordre établi. Pion de sa femme, redoutable femme d’affaires, et baltringue en carton dont le gouvernement souhaitait se débarrasser. Il avait un faible pour les drag-queens, bien caché du grand public, et cette chaîne d’hôtels dont il était si fier. Personne ne cherchera une prostituée qui n’existait pas, mais sa veuve tremblera devant la dégradante vidéo. Le poison disparaîtrait de son organisme avant l’autopsie.
Ses chaussures à la main, il longeait le mur d’un immeuble après avoir renoncé à prendre le métro pour rentrer chez lui – à cette heure-ci, une prostituée transsexuelle était la dernière chose qu’il souhaitait être dans des souterrains vides. Après le couvre-feu. Ils s’étaient foutus de lui. Une humiliation de plus alors qu’il se salissait les mains à leur place. Une heure de marche plus tard, il put jeter sa panoplie sur un fauteuil défoncé et se précipiter sous la douche. Nettoyer – se réapproprier son corps. Sa perruque aux boucles brunes traînait par terre, à coté de la robe noire, des collants et des implants en silicones qu’il avait utilisés pour bourrer un soutien-gorge. Le studio était un peu minable mais convenait pour une seule personne. Le canapé faisait office de lit face à un petit poste de télévision, devant lequel somnolaient un gros berger allemand et un labrador noir, les museaux calés entre leurs pattes. Son bureau était collé à une fenêtre donnant sur un mur de briques. C’était sinistre. Impersonnel. Personne n’y habite. Une ombre s’y faufilait parfois, dans la nuit, partant tôt le matin, ne revenant pas le soir. On suffoque dans la salle de bain. De la buée couvrait le miroir et les parois de la douche. Ruisselant, il enroula une serviette autour de sa taille et partit faire réchauffer un restant de pizza. La télé crachotait un soap opera, une rediffusion, il ne regardait pas vraiment. Trop fatigué. Plusieurs nuits blanches dopé à la caféine. Sa bile remontait à intervalles réguliers, le sol tanguait sous ses pieds nus, mais non, il se persuadait que tout allait bien ; que c’était terminé. Ses mains commencèrent à trembler. Il n’a pas d’identité, il n’est personne. S’il crevait là, sur ce clic-clac moisi, personne ne s’en apercevrait avant plusieurs jours, avant que les autres se décident à l’appeler, à lui donner un nom à rayer de la liste.
Il n’existe pas.
Une poussière dans l’univers.
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« Pardonnez-moi mon père parce que j’ai pêché. — Je t’écoute, mon fils. »Silence.
Joaquin égrenait son chapelet, tête baissée sur ses mains un peu tremblantes. À sa ceinture, la crosse d’un pistolet au canon encore chaud. Les coudes posés sur ses genoux, vouté, il ferma les yeux, pressa ses paupières, serra les dents ; il veut prier, et détruire Dieu. Mutisme religieux ; la voix impénétrable qu’il appelait désespéramment et qui ne lui venait jamais en aide. Fatigué d’espérer et de se reposer sur des illusions brisées. Pourtant les perles glissaient entre ses doigts, une à une. Il veut juste être pardonné. Pour ce qui a été commis et ce qui sera commis. Le silence l’apaisait. Il aimait ce calme pieux, il se rappela des dimanches où sa mère l’emmenait à l’église ; elle disait que c’était la maison de ceux qui sont perdus. Que jamais on ne le jetterait dehors, s’il s’y réfugiait.
« Je me sens perdu. » Le prêtre lui demanda doucement pour quelle raison pensait-t-il cela, mais Joaquin était muet. Il est le jouet de la fatalité. La brebis égarée secoua la tête. Il chancelait derrière les ordres et semait le malheur pour d’autres. Son histoire est celle du hasard mais pourquoi se demander où est sa place quand le jeu même de la vie est de se perdre, de se retrouver ailleurs. Son histoire est une suite de coïncidences. Il n’a jamais rien planifié, jamais rien prévu. Peut-être a-t-il été heureux, peut-être a-t-il souffert, mais aujourd’hui il ignorait où aller.
« Tu t’es éloigné de la bonne direction. — Pourquoi ce serait moi qui ne vais pas dans la bonne direction ? Joaquin haussa le ton malgré lui. Il arrêta d’égrener le collier et braqua ses yeux bleus électriques sur le profil confiant de l’homme d’Eglise.
— Dieu pourrait te mettre à l’épreuve, mais tu ne l’écoutes pas. » Si, il l’écoute, mais il a cessé d’espérer un signe. Il serra la croix de son chapelet à l’intérieur de sa main, jusqu’à ce qu’il sente la forme de l’objet s’imprimer dans sa peau.
« Nous avons tous notre place dans ce monde, Dieu nous…— Non, coupa brutalement Joaquin, le nez presque collé contre la grille du confessionnal.
Non, nous n’avons pas tous notre place dans ce monde.— Tu doutes, n’est-ce pas ? Le prêtre planta alors son regard dans celui du pécheur, et il l’interrogea silencieusement.
Pourquoi ? » Le doute était le moteur de l’existence. Il doutait parce que Myriam n’était plus là pour réchauffer ses draps, il doutait parce qu’il était seul face à tous, il doutait parce qu’il vivait dans un mensonge où son intégrité ne tenait plus à grand-chose. Il croyait en Dieu pour se reposer sur une autre force que la sienne.
« Je suis un putain de meurtrier. » Le murmure alerta les sens de l’homme à la soutane. Mais avant même qu’il ne pousse la porte, l’ombre s’était enfuie sans un bruit. Il ne sait pas ce qu’il a vu, qui il a vu ; peut-être ces yeux bleus et perdus, et cette parole, cette parole résonnant encore dans la maison du Seigneur. Le prêtre regarde la croix de Jésus Christ.
Sauvez-le.
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« Il nous a mis dans la merde. Il a parlé ?— Non. — Ils n’arrêtent pas avec cette histoire. C’est la réputation du projet qui est en péril. Qu’est-ce que les gens vont penser d’un type qui tire sur quelqu’un connu pour avoir bossé sur ce truc ? — Ils croient déjà beaucoup de choses, mais l’individu préfère être protégé qu’être libre. On peut contrôler. Il suffit de garder la tête froide.— Ça veut dire quoi ?— Certains le considèrent comme le symbole de la faille. Mais il suffirait d’inventer une connerie pour faire passer la pilule. Un malade. Un taré… Quels pays nous font chier, actuellement ? … On pourrait en faire un terroriste. Les gens auront peur de lui, ils arrêteront d’admirer quelqu’un qui s’est supposément opposé au système. — Il faut le faire disparaître de nos archives alors. Il ne doit plus exister.— Voilà. Et l’opinion trouvera ça normal d’enfermer un cinglé. Comme le type qui a tiré sur Reagan pour Jodie Foster, tu vois ?— Ça donnera du boulot aux journaleux, ils commencent à poser trop de questions sur certaines disparitions.— Raison de plus… Rivera s’est sacrifié inconsciemment. »△
L’erreur est humaine. Peut-être. Il croupissait dans cette cellule depuis des heures. Un sous-sol crasseux, dégueulasse, mal isolé. Ses pieds touchaient à peine le sol salopé de sang et de pisse. Ses bras s’engourdissaient, la tête lui tournait. Aucune notion du temps dans la pénombre. Rien. Parfois, la porte s’ouvrait et se refermait sur un halo de lumière aveuglant. L’isolation créait la désorientation. La désorientation engendrait la peur. La peur rendait impuissant. Il n’entendait pas l’écho de leurs pas, alors qu’ils approchaient de la tanière de ferraille, il n’entendait pas leurs voix moqueuses, sévères, bruyantes, leurs insultes, leurs menaces. Et il ne voyait que leurs visages, lorsqu’une ampoule pendant au plafond éclairait faiblement l’espace étriqué. Voilà le prix de sa loyauté. Neuf ans à leur service. Des années de silence et de solitude. Il était le jouet d’un gouvernement corrompu. L’assassin invisible. Dans une société rongée par la violence, il protégeait le cul de politiciens véreux en plombant les ennemis internes. Ils l’avaient enfermé dans un cercle vicieux. Et une erreur. La mauvaise personne. Le mauvais nom. Une commande imprévue qu’il avait lui-même orchestrée. Il n’avait pas avoué pourquoi il avait tué de sang-froid l’un de ses propres employeurs, ni pourquoi il n’avait pas dissimulé le meurtre. Ils l’avaient attrapé quelques jours plus tard, comme on coince le numéro un d’une organisation terroriste. Il n’avait pas essayé de s’échapper ou de se défendre. Peut-être parce qu’il savait qu’il ne s’en tirerait pas vivant. Peut-être parce qu’il prévoyait autre chose. Mais il était là, suspendu comme un porc à l’abattoir, le corps meurtri et la conscience au bord de l’abîme. Ils diffusaient du hard-rock à toute heure pour l’empêcher de dormir. Une porte claqua. De l’eau glacée le tira de sa léthargie.
« Joaquin Rivera ou ce qu’il en reste. » Des éclats de rire gras retentirent.
« Où on en est alors ? » Silence.
« À rien, répondit une voix rauque.
Il ne réagit pas, enfin, à part les cris, j’entends. (Cette remarque souleva une vague de ricanements.)
Même une bonne décharge dans les couilles ne le ferait pas craquer. » Ils n’avaient pas encore essayé, cela dit.
« C’est un ancien Seal, » rappela le premier homme, presque déçu que ce détail justifie soudainement leur échec. Joaquin sentit une main s’emparer de sa gorge et compresser sa trachée.
« T’as pas pu décider de le tuer toi-même… il te voyait jamais. Je crois que tu te fous de notre gueule. Tu bosses pour quelqu’un. Pourquoi la voiture a explosé ? » Son haleine brûlante était chargée de tabac et son front scindé en deux par une veine palpitante. Joaquin ne répondit pas aux accusations, trop occupé à sauvegarder le peu d’oxygène restant dans ses poumons. Un traître. Ils le gueulaient tout le temps. Parce que la conception du monde se devait être manichéenne dans cette société de WASP bien-pensants, ils avaient divisé cette cellule en deux parties. Les gentils et le méchant. Mais le mécanisme politique était plus complexe. Et il en était aujourd’hui une victime comme il en avait été, à une autre époque, le complice.
« Tu vas rejoindre les tarés de ton espèce. Tu crèveras à petits feux là-bas. Si tu t’échappes, si tu essayes de faire quoique ce soit, tu es mort. On aura un mandat d’arrêt international contre toi. Tu seras fiché et traqué comme un chien jusqu’à ce que ta tête soit foutue sur un pique. Tu n’existeras qu’à travers nous… un putain de terroriste cinglé. Et j’ai hâte, j’ai vraiment hâte, murmura-t-il contre son oreille,
que tu tentes quelque chose. » Il le relâcha brutalement et aboya à quelqu’un de lui apporter un torchon ou une serviette.
« Dégagez-le. » △
« Joaquin Rivera est la preuve même des faiblesses de ce système. Les gens pensent que c’était un désaxé, un fou, un terroriste cherchant à attirer l’attention, mais ce n’est qu’une invention. J’avais regardé son dossier, lu les articles de la presse… On en sait relativement peu sur lui. Je pense que ce n’est même pas son vrai nom. Il serait né en Nouvelle-Orléans, dans les années soixante-dix. Père inconnu, je crois, et mère espagnole… c’est tout. Mais vous savez, c’est très difficile de trouver des informations précises sur les internés, leur trace est effacée de tous les registres – ils n’existent plus, il ne faut pas qu’ils existent, vous comprenez ? L’affaire Rivera a alimenté les médias pendant de longues semaines avant d’être étouffée. Vous voyez ce que je veux dire ? Selon une source, il est arrivé dans un état lamentable, passé à tabac. Plusieurs cotes cassées, traumatisme crânien… je suis d’avis que Joaquin Rivera n’est pas juste un scanné de plus. Il n’est pas arrivé là par hasard. D’ailleurs, il n’y a rien sur lui, pas le moindre scan. — Vous affirmez qu’il aurait été enfermé sans raison ? Ou qu’il a réussi à échapper au système ? — Non, je ne suis pas sûre, je n’avance rien. Mais trop d’éléments tendent à montrer qu’il y a une faille… des failles. »Danner changea de chaîne, chassant le visage poupin de l’ambitieuse journaliste de son écran. Elle avait posé des problèmes, celle-ci, à fouiner partout sans la moindre raison. Rivera ne la connaissait même pas ; et Rivera ne ment jamais, songea-t-il en louchant sur son ordinateur. Le site internet du Times titrait sur le carambolage qui de la nuit précédente, impliquant une conductrice qui aurait perdu le contrôle de son véhicule. Morte sur le coup.
« Laura Prescott, jeune journaliste à l’avenir prometteur, disparaît dans un tragique accident de voiture (…). Le mois dernier, elle annonçait la sortie d’un livre destiné à rétablir la vérité sur l’emprisonnement de Joaquin Rivera… » Pauvre conne. Ce genre de parasites l’obligeait à s’essorer le cerveau pour trouver une solution – pour les faire disparaître au plus vite, sans éveiller de soupçon. Il s’était bien débrouillé : le moteur trafiqué, la maison d’éditions dépendant de lui, les articles pseudo-polémiques qu’elle avait écrits retirés de la publication. Et l’absence de preuves tangibles ou de ses soi-disant enquêtes ne formait qu’une vague mission avortée dont personne ne se réclamerait être le digne héritier. Il ignorait pourquoi elle avait jeté son dévolu sur Rivera, qui plus est. Le tapage médiatique de son arrestation avait défrayé la chronique mais ils s’étaient finalement lassés quand on leur dévoila le portrait d’un robot impassible et muet, et pas d’un fascinant serial killer. Pas de sourire carnassier en direction de la caméra, pas d’aveux infâmes, pas de mythe. Non. Il n’était qu’un déséquilibré sans passé et sans avenir. Oubliable. Un souvenir périssable dans la mémoire collective ; peut-être qu’un jour, on attribuera ses crimes à quelqu’un d’autre.
Ses crimes. Des services. Commandités. Prévus, préparés, planifiés. Jusqu’aux moindres détails, jusqu’au mode opératoire.
Il avait lu le manuscrit de Prescott, avant que celui-ci soit corrigé et publié, et elle affirmait que Joaquin Rivera était un jouet du gouvernement, un de ces larbins chargés d’exécuter les éléments gênants. Elle avait retracé les assassinats avec quelques anachronismes mais les faits y étaient, inscrits noir sur blanc. Des liens, fragiles, existaient entre les victimes. Elle n’était pas loin de la vérité mais pataugeait dans son orgueil de Sherlock Holmes au féminin, persuadée d’avoir découvert le plus gros scandale de l’année. Les erreurs d’amateurs ne pardonnent jamais. Sous ses yeux s’étalaient plusieurs documents officiels, d’autres manuscrits, une dizaine de photos d’un homme brun aux yeux hypnotiques, et une autre feuille où était plaqué en lettres rouge « décédé ». Joaquin était dangereux, tout le monde le savait, mais il était efficace, intelligent et ne demandait rien en retour. Danner n’était jamais parvenu à cerner la psychologie pour le moins troublante de ce type. Sa femme l’appela à dîner. Il rassembla les documents dans un dossier vierge destiné à moisir dans un tiroir d’archives jusqu’à la fin des temps.
Il trouverait quelqu’un d’autre. Les chiens qui ont la rage sont enfermés et remplacés. Il était seulement déçu d’avoir perdu l’un des plus talentueux. Joaquin Rivera était le résultat poisseux d’une société transpirant l’injustice. Il avait été enrôlé comme les autres, sous la contrainte, la menace, le chantage, mais le temps passant, il multipliait les missions risquées et s’imposait en meneur. Il gérait des opérations délicates, formait la bleusaille et s’était révélé être un maître-chanteur convaincant. Danner avait entendu parler de la dérangeante affaire Cartwright, qui n’était qu’un ersatz de ce dont Rivera était vraiment capable. Il n’avait aucune limite. Et aucune dignité. Un tueur né. Un manipulateur charismatique. Un menteur de première. Quelqu’un sur qui ils pouvaient compter alors qu’ils savaient qu’ils ne devaient pas. Un personnage insondable et si versatile qu’il en était difficile à suivre. Les mécanismes de la politique et de la sécurité nationale sont obscurs. Il avait enquêté à son sujet pour assouvir sa curiosité, ou sa fascination, avec l’espoir de trouver de quoi le faire tomber… et les résultats s’étaient noyés dans sa frustration. Rien. Une enfance agitée, une adolescence vague, une carrière militaire remarquable. Et Joaquin s’était tiré une balle dans le pied au moment où il avait abattu Clarkson. Il avait signé son arrêt de mort lorsque la voiture de fonction piégée explosa en plein Manhattan. Personne n’avait fait le lien entre l’attentat et Rivera : il ne travaillait pas directement pour lui et n’avait aucun intérêt à le plomber publiquement. Comment, pourquoi. Que cherchait-il, que voulait-il, pour qui travaillait-il. Qui était-il. « Il s’est sacrifié à l’insu de son plein gré, » disait-on dans les couloirs, en croisant encore son visage placardé sur les panneaux d’affichage. Quelle putain de symbolique voyait-il dans ce qui aurait pu être un carnage ? L’explosion du véhicule avait seulement blessé quelques passants, rien de grave, aucune victime à déplorer. C’était du spectacle. Un foutu spectacle. Un feu de joie, une mise en garde. Se désolidariser de Rivera avait été une aubaine pour justifier quelques histoires glauques qu’ils ne parvenaient pas à étouffer ; c’était de la viande fraîche jetée aux pattes de ces hyènes de journalistes. L’ignorance l’angoissait.
Il lorgna distraitement un article du Times :
« Joaquin Rivera, celui qui a fait trembler la Maison Blanche. Terroriste ou dégénéré ? » Pion.
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Peut-être que sa vie important, à un moment donné.
« Joaquin Rivera, c’est ça ? » Le cadavre en décomposition ne répondit pas. Ce n’est qu’un nom, un tas de lettres jetées sur ce visage tuméfié, rien de plus. Une infirmière vérifia le bandage qui recouvrait son crâne endolori. Abruti par la morphine, il avait l’impression de flotter hors de son corps, d’avoir abandonné son enveloppe charnelle en convalescence. Un pansement barrait sa pommette fracturée et masquait le début d’un cocard qui s’étendait d’un œil à l’autre. Il avait franchi les portes du no man’s land sur les rotules, traîné par deux cerbères n’ayant que faire de son confort. Son état ne surprenait pas. Les médecins étaient habitués aux passages à tabac entre détenus, un de plus ou un de moins ne changerait pas la donne. Certains étaient pourtant au courant mais condamnés au secret professionnel. Peu importe. La jeune femme en blouse blanche regardait le cardiogramme.
« ¿Hablas español? » Murmura-t-il faiblement, les yeux fermés.
« Claro. ¿Que quieres? » Bredouilla-t-elle, prise au dépourvu par ce blessé qui d’habitude ne parlait jamais.
« Háblame. Por favor. Dime algo. » Des mots envolés, perdus dans la fatigue qui l’assaillait.
« No sé que decirte… ¿cómo te sientes? » La langue de Cervantès lui arracha une grimace qui se voulait être un demi-sourire sincère, soulagé. D’entendre une mélodie qui lui restituait enfin un semblant d’identité, un morceau de sa mémoire anesthésiée. Parler une autre langue que sa langue maternelle était une forme d’aliénation. Il perdit connaissance au bout de quelques secondes à peine.
Si toute sa vie n’était qu’une illusion, le songe d’un enfant pleurant sa mère dans le noir, alors qu’il les entendait parler derrière la porte. Murmurant en espagnol une prière qui le sauverait. Dans la noirceur de l’oubli, de l’ignorance, il implorait le divin, joignait ses petites menottes tremblantes l’une contre l’autre, récitant ces versets qu’il connaissait par cœur ; mais ils finissaient toujours par pénétrer dans la pièce. Voleurs d’enfance et de rêves, de mère et de soi. Le reste n’est plus qu’une longue traversée du désert. Un chemin pavé des braises ardentes de l’enfer. Ce n’était pas une existence, il n’y avait pas eu de naissance, il n’y aura pas de mort ; seulement des cycles qui se répéteront à l’infini.
Il a arraché tant de vies, brisé tant de familles. Sans éprouver le moindre remord. Déconnecté de ses victimes, il n’était qu’un Faucheur, le passeur de l’au-delà. À une époque, il se croyait investi d’une mission, que c’était suffisant. Comment en était-il arrivé là ? Son flingue entre les mains, planqué derrière des lunettes de soleil, une capuche, à visage découvert parfois, à tirer des prunes dans les nuques, les tempes, les têtes. Ou posté sur le toit d’un immeuble, l’œil dans le viseur, le doigt sur la détente. Ou muni d’un simple couteau. Un trou noir ; il l’ignorait. Pantin manipulé ou sociopathe corrompu jusqu’à la moelle. Un jour, il avait tué. Et depuis, il se faisait payer pour. Sous tous les déguisements, sous toutes les identités. Une erreur, et c’est dans son propre sang qu’il se réveilla, la gueule fracassée et les cotes démontées. Ils l’envoyèrent ici. Une forme de représailles ou de punition, une façon de le remercier plutôt que l’achever. C’était trop facile. Confronté à une folie qui grouille en lui comme une maladie infectieuse, gangrène dévastatrice, il lutte. Pour sa liberté, pour sa vengeance.
Tout est flou dans sa tête, ses souvenirs ne s’imbriquent plus ensemble. Il ne sait plus, il ne sait pas. Sa mémoire fragile et vacillante ne dépend plus de lui.
Il pleuvait lorsqu’il sortit enfin de l’infirmerie. Joaquin découvrit alors un environnement malade, stérilisé, frappé d’une folie qui ne lui ressemblait pas. La démence s’insinuait partout, dans chaque recoin pourri de cette prison asphyxiante. Tas de chair et d’os destiné à l’abattoir, il se traînait sur ses béquilles, clopinait ici et là, persuadé que la mort n’aurait été qu’une délivrance comparé à cet antre du néant. Il trouva la chapelle et, même s’il ne pouvait pas s’agenouiller, il s’assit sur l’un des derniers bancs, son chapelet dans la main, égrenant machinalement les perles de bois. Ses lèvres remuaient à peine. Dévotion soumise et silencieuse. Sage comme une image. Les gardiens surveillant les portes, d’abord défiants, baissèrent leur garde devant l’immobilité de l’interné. Ils haussèrent les épaules. Peut-être était-ce préférable qu’il ait assez de foi pour continuer à croire que quelqu’un le protégeait. Son impassibilité ne présageait rien de bon, pourtant. Et ses yeux bleus électriques étaient dérangeants.
Le premier jour… le premier jour était le premier jour du reste de sa vie. Détenu fantomatique, récupérant encore, il tenta d’éviter ses congénères mais ils étaient partout. Affaibli par ses blessures, il fut incapable de se défendre face à deux psychopathes avides de viande fraîche – ou n’en avait-il pas envie. Retour à la case départ, commotion cérébrale. L’un des hommes fut retrouvé quelques semaines plus tard dans sa chambre, le visage violacé et les yeux révulsés. Mort par strangulation, homicide volontaire. Avec un bandage. Celui qui ne recouvrait plus le poignet guéri de Joaquin, jouant aux échecs avec de la mie de pain au petit-déjeuner, comme tous les matins. Ces petits meurtres entre internés étaient si courants qu’à part quinze jours d’isolement, il ne fut pas inquiété de son acte. Un fléau. Un fléau pervers ; ils s’entretuaient tous entre eux. Chaque jour, un cadavre partait à la morgue. Chaque jour, un lit se vidait. La solution ne se trouvait pas dans ces comprimés multicolores qu’on les forçait à ingérer mais dans la folie, dans le confinement, dans la violence. Dans l’assouvissement de fantasmes sadiques ou d’une volonté d’asseoir sa légitimité en tant que leader quelconque. Gagner le respect des autres ou leur inspirer une crainte qui ne serait qu’un meilleur bouclier. Joaquin n’était pas facile à agacer. Absent, enfermé dans son petit monde, il perdait rarement les pédales. Spectateur de sa propre existence, il attendait. Mais les semaines défilaient, et cette immobilité commença à réveiller des bribes de souvenirs égarés, des sensations depuis trop longtemps enfouies. L’isolement le tuait. Ils savaient. Ils savaient qu’en l’enfermant, il ne trouverait pas de juste milieu entre les innocents et les criminels, parce qu’il était l’un et l’autre, ou ni l’un ni l’autre. Personne n’aurait besoin de lui.
Joaquin ne peut pas exister par lui-même, il n’a jamais appris. Son cerveau n’était qu’un morceau de cellules et de neurones broyés qui se déconstruisait un peu plus chaque jour. Sa matière grise avait été modelée, écrasée, massacrée par des années de soumission, de silence, d’ignorance ; il se souvient. De cet homme charismatique qui dominait les autres grâce à sa seule voix, de cet homme qui lui avait enlevé sa mère et sa dignité. Il se souvient de sa peur. Il se souvient d’avoir été désespéré, d’avoir cherché à appartenir à quelque chose. Il se souvient d’avoir échoué. Mais la mémoire est douloureuse. Vautré en travers de son lit, les songes gangrénés par la résurgence du passé, Joaquin ferma les yeux.